Nous voilà partis sur les petites routes environnantes.
Il fait un temps magnifique, et nous sommes ravis d’avoir défait la capote, malgré la complexité de l’opération.
Comptez une bonne dizaine de minutes, on est encore loin des systèmes électro hydrauliques qui apparaissent déjà de l’autre coté de l’Atlantique.
J’enchaine rapidement les rapports, appréciant cette commande montée sur la colonne de direction, qui peut être actionnés d’un doit, et qui permet de rétrograder rapidement tout en gardant les deux mains sur le volant à quatre branches en bakélite noire, qui équipait une grande partie de la production française de luxe.
Le moteur est plutôt vif pour un « longue course », il respire bien grâce à sa batterie de carbus, et monte dans les tours avec une relative allégresse, faisant de la Record une auto largement plus performante que ses concurrentes américaines ou européennes, qui dépassaient alors péniblement les 150 km/h, et pour une durée de quelques minutes seulement.
Il suffit donc de laisser la Record suivre sa route, sans baisser l’allure, qui dépasse aisément les 110 ou 120 km/h sur nationale, la vitesse de pointe frôlant le 185 compteur, soit un bon 170 réel.
A ces allures, les remous d’air sont évidement importants, mais le confort est réel, car outre une habitabilité correcte, les larges sièges au capitonnage de crins et de ressorts compensent en grande partie les sautillements du train arrière.
De plus, l’auto distille un plaisir de conduire réel, les pipes des trois carburateurs générant un superbe bruit d’admission à l’accélération, en harmonie avec le léger ronflement de l’échappement. La réserve de puissance encore importante donne l’agréable sentiment de dominer la route.
La direction, très lourde en manœuvres, s’allège considérablement dès 10 km/h, et sa relative précision aide à placer le train avant lors des enchainements de virages. Bien sûr, le diamètre généreux du volant oblige le pilote a donner de larges mouvements des bras. La suspension est elle aussi plutôt ferme, mais ce défaut, dû à la conjugaison de débattements courts alliées à des amortisseurs fermes, autorise des mises en appui sans roulis excessif.
Au bout de quelques kilomètres, je commence à comprendre le mode d’emploi de cette grande routière. Un peu comme sur une 911, il ne sert à rien de tenter de corriger les petits écarts du train avant, dus à la rigidité des pneus que la suspension a quelquefois du mal à amortir. Car le jeu relatif de la direction, dû à sa forte démultiplication et à la grande dimension du volant, rend toute tentative de maintenir une trajectoire parfaitement droite inutile. Il suffit de laisser la Lago Record tracer sa route, sans se préoccuper de ce détail, en donnant juste un coup d’accélérateur de temps en tant pour dépasser les trainards.
Le temps est superbe, et j’ajuste légèrement ma position de conduite, adoptant une posture moins tendue. Je savoure la beauté du paysage qui défile sous mes yeux à vive allure. Les routes de campagne sont belles, et l’absence d’éléments modernes inesthétiques, pylônes, zones commerciales ou lotissements pavillonnaires, me donne quelques instants l’illusion d’un retour dans le passé.
Seul bémol, les engrenages et disques de la boite de vitesse Wilson génèrent une chaleur importante, mal isolée par la moquette en laine du plancher, qui chauffe doucement les pieds et les mollets. Plutôt agréable en hiver, ce désagrément impose de rouler décapoté l’été.
La magie de l’instant est vite brisée par un chauffard en monospace qui s’engage sur la voie à quelques mètres devant moi, sans tenir compte le moins du monde de ma vitesse ou de la distance. Il m’oblige à sauter sur les freins, les quatre valeureux tambours font ce qu’ils peuvent, je les soulage en descendant deux rapports d’un coup à l’aide du sélecteur de la boite, et ma Record ralentit à temps. La puissance du freinage m’a agréablement surpris, malgré la fermeté de la pédale, seul un léger déport vers la droite, assez caractéristique des autos de l'époque, m’a obligé à corriger ma trajectoire.
N’en déplaise à Citroën, la vraie Reine de la Route est bien la Talbot Record, capable d’abattre des centaines de kilomètres à haute vitesse, sans fatiguer ses occupants. J’avoue avoir été séduit par cet étonnant cocktail d’une mécanique puissante alliée au luxe et à l’élégance de l’avant-guerre, reflétant toute la passion et le savoir faire de ses concepteurs et artisans. Une époque révolue, mais ô combien séduisante, que l’on peut revivre aujourd’hui sur quelques départementales isolées.
Charles Paxson
V12 GT
L’émotion automobile
Photographe : Ghislain Balemboy